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L’UE en quête d’un mécanisme d’ajustement carbone compatible avec l’OMC

La proposition européenne de mettre en place un mécanisme d’ajustement carbone à la frontière (MACF) vise à réduire les fuites de carbone qui risquent de compromettre l’objectif ambitieux de neutralité climatique de l’UE d’ici 2050. Ce mécanisme réussira-t-il à atteindre cet objectif, rétablir des conditions de concurrence équitables pour les producteurs de l’UE tout en minimisant la probabilité de plaintes à l’OMC (Organisation mondiale du commerce) ou de représailles de la part des partenaires commerciaux ?
Par Cecilia Bellora, Lionel Fontagné
 Billet du 12 avril 2022


L’Accord de Paris a initié une approche coopérative pour lutter contre le changement climatique, mais la dynamique s’essouffle. D’où l’appel en faveur d’un prix plancher international du carbone, différencié selon le niveau de revenu des pays. Néanmoins, même si une telle solution était mise en œuvre, les différences de prix du carbone entre pays impliqueraient toujours des fuites de carbone : les industries européennes émettrices déplaceraient une partie de leur production vers des pays aux politiques climatiques moins strictes, et les importations se substitueraient à la production européenne. En outre, la baisse de la demande de combustibles fossiles en Europe ferait baisser le prix de ces combustibles, ce qui entraînerait une augmentation de leur consommation – et donc des émissions de gaz à effet de serre – par les pays qui ne s’imposent pas des contraintes climatiques, ajoutant ainsi des fuites indirectes.

La Commission européenne a proposé un paquet législatif, Fit for 55, en juillet 2021, qui comprend un mécanisme d’ajustement carbone aux frontières (MACF) visant à réduire les fuites de carbone. Le 15 mars 2022, le Conseil européen a approuvé la conception générale du mécanisme. Dans un article récent, nous abordons trois questions soulevées par le MACF :

  1. Dans quelle mesure le MACF réduira-t-il les fuites de carbone dues à la politique climatique de l’UE ?

  2. Dans un monde de chaînes de valeur globales, le MACF rétablira-t-il des conditions de concurrence équitable pour les producteurs européens qui paient pour le carbone qu’ils émettent ?

  3. Le MACF est-il conçu pour minimiser la probabilité de panels à l’OMC ou même la perspective de représailles de la part des partenaires commerciaux ?

Actuellement, l’allocation de quotas gratuits aux secteurs (i) couverts par le système européen d’échange de quotas d’émission (SEQE) et (ii) exposés au commerce traite les fuites directes. Le paquet Fit for 55 prévoit plutôt de réduire les fuites directes grâce au MACF. Toutefois, ce mécanisme ne réduira les fuites indirectes que s’il incite les pays non européens à diminuer leurs émissions de manière plus significative - d’où la proposition allemande de créer un club de pays partageant l’objectif de réduire leurs émissions.

Compenser le carbone à la frontière européenne

Le MACF complète l’outil central de la politique climatique de l’UE, à savoir le SEQE. Ce système, mis en place en 2005, couvre 40 % des émissions de l’UE. Il concerne les émissions générées par les entreprises établies dans l’UE et appartenant à certains secteurs. Il fixe un plafond pour ces émissions afin de les réduire de 61 % d’ici à 2030, par rapport aux niveaux de 2005. Le MACF ajoutera un prix du carbone sur les produits importés dont les émissions liées à la production n’ont pas été taxées (ou pas au même niveau que dans l’UE) par le pays de l’exportateur.

Plus précisément, le mécanisme envisagé par la Commission combine :

  • l’achat de quotas par les importateurs sur un marché spécifique, dont les prix sont calés sur ceux du SEQE ;

  • une base de taxation égale aux émissions de l’exportateur, incluant éventuellement les émissions indirectes causées par la production de l’électricité consommée dans les processus de production ;

  • une prise en compte du prix du carbone payé par l’exportateur dans son propre pays (si l’exportateur s’acquitte d’une taxe carbone dans son propre pays, le montant de cette taxe sera déduit de l’ajustement à la frontière de l’UE) ;

  • l’élimination progressive des quotas gratuits sur dix ans ;

  • l’absorption dans le budget européen des ressources générées par le MACF.

L’accord du Conseil européen du 22 mars 2022 sur le mécanisme maintient ouverte la discussion sur les questions épineuses de la fin des quotas gratuits - nécessaire pour que le MACF soit compatible avec les règles de l’OMC et réclamée pour rendre la politique climatique efficace - et de la compensation des pertes de compétitivité des exportateurs.

Un mécanisme d’ajustement carbone à la frontière se substituant aux quotas gratuits

L’exercice mené consiste à chiffrer les effets environnementaux et économiques d’un tel système de compensation. Notre modélisation commence par construire une trajectoire de référence pour l’économie mondiale jusqu’en 2040. Les contributions déterminées au niveau national de tous les pays, qui reflètent leurs engagements climatiques dans le cadre de l’Accord de Paris, sont soigneusement examinées, ainsi que le système européen d’échange de quotas d’émission et ses quotas gratuits. Notre modèle retrace les déplacements de production entre les secteurs et les pays et, par conséquent, rend compte des fuites de carbone. Nous prenons explicitement en compte les chaînes de valeur mondiales, car la tarification des émissions liées à la consommation intermédiaire affecte la compétitivité en aval. Nous utilisons le modèle Mirage-VA calibré à l’aide de la base de données GTAP MRIO 10.1. Nous comparons ensuite cette trajectoire de référence à des scénarios dans lesquels le MACF est mis en place.

Pour plus de clarté, nous supposons que le MACF couvre les mêmes industries que le système d’échange de quotas d’émission de l’UE. Cela va bien au-delà du règlement proposé, qui est limité au ciment, à l’aluminium, aux engrais, à la production d’énergie électrique, au fer et à l’acier. Notre hypothèse est cohérente avec l’objectif à plus long terme de la Commission et permet d’identifier plus facilement les principaux mécanismes en jeu. Elle évite également d’exposer l’UE à des poursuites dans les enceintes de l’OMC pour avoir “choisi” les industries qui continueront à bénéficier de quotas gratuits. Il faut donc comprendre nos résultats comme une analyse de l’impact à long terme du MACF étendu à toutes les industries du système d’échange de quotas d’émission.

Nous considérons ici deux scénarios (nous en étudions quatre dans Bellora et Fontagné, 2022). Dans le scénario 1, le MACF est conçu pour compenser les émissions directes des secteurs de du SEQE. Les émissions de référence sont la moyenne européenne. Les quotas gratuits sont supprimés progressivement sur dix ans, au fur et à mesure de l’entrée en vigueur du MACF. Un traitement différencié est prévu pour les pays les moins développés afin de faciliter l’acceptation par l’OMC de la nouvelle réglementation européenne et de s’aligner sur la recommandation du Parlement européen.

Le scénario 2 reproduit le scénario 1, mais utilise les émissions du pays exportateur comme référence pour l’ajustement. Il est plus ambitieux en matière de compensation des émissions et d’incitation des pays non participants. L’inconvénient est le risque (modéré) d’être contesté à l’OMC, car la compensation serait différente selon les exportateurs. La charge administrative liée à la collecte d’informations sur les émissions étrangères est également une source potentielle de contestation. Ce scénario ressemble le plus à celui envisagé par le règlement de l’UE.

Réduction des fuites mais pertes de compétitivité

L’objectif du MACF étant de réduire les fuites, notre première mesure de l’efficacité de l’instrument a donc trait à l’environnement. Nous considérons les émissions (et les fuites) cumulées sur la période 2021-2040. Les fuites sont ici les augmentations des émissions de gaz à effet de serre dans les pays qui n’appartiennent pas à l’UE 27 causées par la politique climatique européenne.

La mise en œuvre des engagements pris dans le cadre de l’Accord de Paris sans aucun mécanisme pour réduire les fuites (ni allocations gratuites, ni MACF) générerait des fuites cumulées de 18,5 Gt d’équivalent CO2. Les quotas alloués gratuitement aux industries exposées aux fuites réduisent ces fuites d’un tiers. Le remplacement des quotas gratuits par le MACF, quelle que soit sa conception, réduit les fuites de deux tiers dans le scénario 2, par rapport à la situation où il n’y a aucun instrument de lutte contre les fuites. En d’autres termes, les fuites compensent (ou annulent) 62 % de la réduction des émissions de gaz à effet de serre de l’UE en l’absence de quotas gratuits ou du MACF, 41 % avec les quotas gratuits et 22 % avec le MACF dans le scénario 2. Le MACF remplit le contrat en matière de réduction des fuites.

Toutefois, la réalisation de cet objectif environnemental a un coût économique. Lorsque l’on compare le scénario contrefactuel au scénario de référence, les importations européennes de produits relevant du SEQE baissent, comme prévu, mais les exportations européennes aussi. Les exportations de biens intermédiaires diminuent car les producteurs couverts par le SEQE doivent désormais acheter leurs quotas et perdent donc en compétitivité sur les marchés tiers. Les exportateurs européens de biens finaux utilisent les produits SEQE en consommation intermédiaire : ces produits sont désormais plus coûteux, qu’ils soient importés ou produits en Europe, ce qui induit une perte de compétitivité sur le marché européen ainsi que sur les marchés tiers. On retrouve ici l’épineuse question de la compensation pour les exportateurs que l’accord du 15 mars a laissé de côté.

Enfin, les impacts attendus du MACF sur les pays tiers méritent attention. Tout d’abord, l’UE - en raison de sa taille économique - bénéficie d’un effet positif sur ses termes de l’échange lors de l’introduction du MACF (+0,7% dans le scénario 1 et +0,9 % dans le scénario 2). Ceci est conforme à la prédiction théorique selon laquelle le pays imposant un droit à l’importation extrait une rente des exportateurs dès lors qu’il a un pouvoir de marché et peut poser des difficultés en termes d’acceptabilité du MACF par les membres de l’OMC.

Une autre question potentiellement litigieuse est l’impact du MACF sur le commerce bilatéral de produits à forte intensité en carbone avec les principaux partenaires commerciaux européens. Le graphique 1 montre l’impact sur les exportations bilatérales de l’UE vers (en rouge) et les importations en provenance de (en bleu) certains pays, avec une teinte plus foncée pour les produits destinés à la consommation finale. La variation absolue en milliards de dollars est indiquée sur l’axe vertical, tandis que les variations relatives en pourcentage sont précisées sur les barres. Par souci de concision, nous ne présentons que les résultats du scénario 2.

 

Graphique 1 Impact du mécanisme d’ajustement carbone aux frontières sur le commerce bilatéral de l’UE 27, en 2040 (scénario 2)
 

 
Note : AELE, Association européenne de libre-échange ; R-U,  Royaume-Uni.
Source : calcul des auteurs à partir de MIRAGE-e VA.

 

Il est intéressant de noter que le MACF produit une amélioration des soldes commerciaux avec l’UE pour le Canada, le Japon et les États-Unis. Le Royaume-Uni et l’Association européenne de libre-échange constituent un cas extrême : ils bénéficient d’une compensation à la frontière réduite, du fait de la prise en compte de leurs propres politiques climatiques, et augmentent donc leurs exportations, alors même que cet effet se cumule avec une perte de compétitivité des exportateurs de l’UE. La baisse de compétitivité européenne est également importante sur d’autres marchés. À l’autre extrême, le MACF affecte fortement l’Inde, dont les exportations de biens intermédiaires à destination de l’UE baissent de 26 %.

Un dernier point litigieux à l’OMC pourrait être l’absence d’affectation claire des importantes recettes générées par le MACF (jusqu’à 51 % des recettes tarifaires de l’UE en 2040 dans le scénario 2) en faveur des politiques environnementales.

Revenons à nos trois questions initiales : le MACF réduit considérablement les fuites de carbone européennes, mais il a un coût, et pas seulement pour les secteurs couverts par le MACF et le SEQE. En parallèle, la compatibilité avec l’OMC nécessite (au moins) la fin des quotas gratuits, dont les modalités restent à convenir entre les États membres et avec le Parlement.
 

Cet article a été initialement publié en anglais le 26 mars 2022 dans VoxEU


 

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